Un festival comme une accalmie

Je m’appelle Ingrid Verduyckt. Je suis chercheuse et professeure en sciences de l’orthophonie. Je suis aussi une grande sœur.

Pour vous dire ce que représente ce festival pour moi, il faut d’abord que je vous raconte une tempête.

Le monde du langage a d’abord été un refuge pour moi.

D’aussi loin que je me souvienne, les mots poussent comme des fèves magiques dans ma tête et débordent. J’ai rapidement développé la faculté de les aligner, comme un jeu d’équilibriste dont je suis l’experte – un Jenga formidable où je construis des tours qui ne s’écroulent jamais.

À mes côtés, ce grand frère que j’aime tant et à qui les mots manquent. Les audibles et intelligibles en tout cas. Moi je sais qu’à l’intérieur, tout profondément, sans forme nécessairement – ils se bousculent. Alors je me fais pont, oiseau de Babel, l’interface entre lui et les autres. Entre les autres et lui.

J’ai dix ans quand notre famille déménage de Belgique en Suède. Je me retrouve brusquement dans un océan que je ne sais plus naviguer. Mon bateau de parole prend l’eau, je suis en apnée. La conscience que l’appartenance est contingente à notre capacité à communiquer me noue la gorge alors que je voudrais crier. Maîtriser le nouveau code devient un enjeu de survie sociale, non seulement pour moi mais aussi pour mon frère.

Je suis pont mais aussi bouclier, aux pouvoirs de protection et de lien proportionnels à ma capacité à me conformer aux attentes communicationnelles. Même si ma barque se reconstruit petit à petit, je constate rapidement que flotter n’est pas suffisant pour être accueillie. Encore faut-il que l’embarcation ait la bonne forme, glisse au rythme attendu sur les flots.

Une multitude d’attentes tacites s’érigent en autant d’obstacles à l’acceptation.

Plus tard, à travers mes études, j’ai souhaité trouver les outils pour soutenir d’autres qui traversent des défis communicationnels. J’ai trouvé en l’orthophonie une discipline qui rejoignait plusieurs de mes valeurs, mais dont les outils visaient surtout la réparation et l’adaptation de l’individu, s’intéressant peu à la possibilité de changer le monde autour : les perceptions, les préconceptions, les habitudes, les implicites. Dans mon rôle de chercheure, j’ai l’opportunité d’imaginer, de développer et d’étudier de nouvelles pratiques orthophoniques et surtout, le privilège de soutenir de jeunes chercheur·es. Le Festival Voix et Médias est né au sein de mon laboratoire, à travers les travaux de Geneviève Lamoureux, que j’ai la chance de co-diriger au doctorat avec ma collègue Lucie Ménard.

Ce festival explore un monde où la diversité communicationnelle est accueillie et célébrée.

Il représente pour moi une île à laquelle j’aurais aimé pouvoir m’amarrer lorsque je naviguais la houle. Un havre de paix que je souhaite à celleux qui tanguent en ce moment. Un aperçu d’un autre possible, où la communication n’est pas jugée selon le nombre de bits par seconde. Ce festival est une accalmie, un temps de suspension dans l’espace. 

Je vous invite chaleureusement à venir vous émerveiller avec nous de la splendeur génératrice de notre volonté de communiquer. 

Bon festival!


Professeure agrégée en orthophonie à l’Université de Montréal, Ingrid Verduyckt Ph.D. (elle), dirige le Laboratoire d’InnoVations en orthophonie (Labo IV), un espace de recherche axé sur la participation sociale des personnes vivant avec des différences communicationnelles. Chercheuse au CRIR et co-présidente de l’organisme Vocavie, elle s’investit dans des approches interdisciplinaires et inclusives, où la voix des personnes concernées occupe une place centrale.



Photo de couverture : prise lors d’une exposition pop-up de SPACE au Whitney Museum (New York, 2024), montrant le Stuttering Pride Flag © 2022 Conor Foran (licence CC BY-NC-SA 4.0), hébergé par Dysfluent et conçu par Take Courage.